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vendredi 31 décembre 2010

La Matière Rêve (2005)


Stéphane Appourchaux 
La matière rêve

1

Le jeu du corps



Je rêve d’émettre une lumière, de percer la pâle surface peureuse des jours, qui se ressemblent, se prélassent dans leur caisse et me suivent comme un p’tit chien

Ce serait dans un temps prélevé du reste
Autre que celui des hommes, de la poussière, des chiens

Dans un espace pincé, épilé, ôté de l’Histoire comme le pou de la chevelure et l’acarien de la moquette

Il faudra
dans l’espace de cet instant
que le corps danse et dise enfin
qu’il prenne l’espace, l’envahisse, le loge, le creuse, l’ausculte, s’y niche, l’apprenne, le frappe à mort
que la part d’ombre et la face cachée crèvent sous les coups

Que la sève soit crachée

Du coït avec les trous noirs naissent nos lettres lumineuses

Le rapprochement des corps doit se faire au cœur même de cet instant où tout est en présence de tout
c’est-à-dire sans cesse, en rêve


2

Le jeu du temps



Lorsque ça se bouscule
que le sas s’ouvre
Comme un gros livre déployé
L’âme conte ses drôles d’histoires

D’anciens temps sont de lentes pendules
et scintillent dans la fermeture des yeux
Sourd, il gronde un orage de préhistoire
il fait un drôle d’espace : un sentiment
bizarre, emplit les étoiles

Quand les vieux feux dansent sur nos mémoires d’éléphants
Quand d’épais brasiers muets se recouvrent entre eux
Les cendres de milliards d’être qui se sont tus face à la lune
Il flâne, dans tout l’espace, un reste de sueurs humaines
à quoi se mêle le bruit continu de la naissance des soleils

Large, opaque, confus sonne le mystère
qui ne fait que se taire

Les astres pleuvent leurs rayons de silence
Les arbres plantent leurs chansons de naguère
Les branches invisibles montrent, pendues à leurs extrémités,
les étoiles mûres, toujours prêtes à cueillir nos âmes
Les plus musicales d’entre elles laissent descendre de la tour, le long des cordes et des tresses, un son possible

Du coït avec les astres passés naissent nos petits écrits

Nénuphars, fleurs humaines stagnent quelque temps sur les eaux du grand lac, ici bas la grande aventure

Il y a bien longtemps nous formions tous les anneaux aqueux de la Terre
Nos corps étaient de gros cailloux d’eau en suspend
Nous attendions que les années et la lumière se décident
à échanger un premier mot

Comme il faisait bon être dans ce ventre
et n’être qu’un peu d’eau, de roche et d’énergie en orbite

Aujourd’hui tombés en mille morceaux, nous observons nous mêmes
ce vide immense que nous avons laissé. Qu’est notre éternité devenue ?

Les univers n’ont plus que faire de nous,
il oeuvrent et vaquent ailleurs à autre chose

Reste, comme sous une vieille armoire, une balle perdue,
la Terre, une bille d’eau, qui peu à peu retient sur elle la poussière
Elle peut rester là, comme ça, pendant des lustres,
laissée comme sous une vieille armoire

Et, petit à petit, la poussière crée la poussière

Tout, sur cette bille, est poussière qui se densifie
Une poussière qui danse, souriante et chante au rythme des sons qui pleuvent des astres

Une légère brise, un vent un peu sonore ne cessent de sourdre
Il fait un peu lourd, une sorte de tempête de préhistoire mais
pas méchante, ni désastreuse, ni violente, non
un ouragan paisible comme si quelqu’un l’avait peint sur une toute petite toile avec de chaudes couleurs et une lente minutie

Aujourd’hui, les secondes que connurent nos ancêtres sont parvenues bien loin
Que de chemin parcouru !
Si les comptes sont justes, elles devraient bientôt franchir une limite
et passer dans le futur proche

Leur trajectoire continuera alors :
elle en doublera des comètes et des îlots gazeux, elle en narguera des billions de kilomètres de vide
Puis elle continuera encore
Puis les secondes, que connurent bien nos ancêtres, auront effectué une complète
révolution autour du Temps

Alors
elles repasseront par ici

Ce sont les enfants d’une ribambelle de nos enfants qui les connaîtront
et ce seront les mêmes secondes
que celles d’antan
que celles qui passèrent jadis
à l’époque où les poussières aimaient déjà danser, sourire, chanter – en attendant


Pendant ce temps-là, les nuages ici présents, quant à eux,
passeront de nouveau sur les existences
Il vous apporteront de l’orage
Car le ciel est un manège

Mais, au fait,
dans Tout cela, est-on bien certain qu’il y ait la moindre chose qui tourne ou se meuve ?

Doutons-en, juste pour voir…

C’est dans nos têtes que ça tournoie
Il y a une grande plaque circulaire qui tourne… il faut que je sorte un moment de ce texte et vous raconte pourquoi et comment :


C’était lorsque j’étais petit, je m’amusais avec mon frère dans la cuisine, on avait fini le petit déj et il fallait se grouiller d’aller se laver. Mais je ne sais plus pour quelle raison, on s’est chamaillés mon frère et moi, on a commencé à se taper d’sus, pour rire d’abord et puis comme d’hab ça a pris une autre tournure on s’est filé des beignes, tiré les cheveux, mordu les bras et là - je m’en souviens bien parce que c’était hier- je suis tombé sur le carrelage de la cuisine mais la tête la première sans avoir le temps de me rattraper à la table ou quoi que ce soit. Et c’est là que je l’ai vue : la grande plaque circulaire… tout est devenu mauve, j’avais les yeux fermés. On dit dans ces cas-là qu’on perd conscience mais là c’était pas le cas : j’ai soudain été transporté au pays de la conscience et n’ai été que conscience pendant ce laps interminable. Il y avait alors cet immense plafond mauve, qui tournoyait très lentement sur lui-même et en moi. Je suis resté là seul, longtemps, comme une balle sous une armoire, avec cette ellipse mauve et craquelée. Elle n’avait pas d’allure : ça ne ressemblait à rien et ça n’avait pas de vitesse.

Et pourtant, elle tournait !

Je la sentais qui avait un infime mouvement sur elle-même puisque je voyais en moi cette lente ellipse mauve et craquelée de blanc qui me donnait l’impression d’avoir un lent mouvement sur un axe donné… Je la sentais, mais je sus soudain que je me trouvais sur cette plaque mauve ; et, me trouvant sur elle, je cessai de sentir le moindre mouvement. Plus rien ne pouvait bouger, c’était sûr et certain. Je peux le jurer : tout avait cessé de se mouvoir. Tout cesse, là-haut, de se mouvoir. Dans l’immense fermeture. Dans la fermeture des yeux, il y avait une certitude, une seule Vérité : j’étais cette immense toile de fond mauve et fissurée de blanc, j’étais cette photographie de galaxie lointaine, sombre, mauve et parsemée de blanc ; j’en étais un reste, un copeau mais je le jure rien ne bougeait plus.

Paniqué, pendant ce temps-là, mon frère était accouru chercher mes parents car je ne bougeais plus du tout. Ils me trouvèrent la tête en sang parce que la tête saigne beaucoup, sur le carrelage de la cuisine froid. C’était presque l’heure de partir pour l’école. Les cris de mon père m’ont remis en marche, comme un réveille-matin. En rouvrant les paupières, le mauve disparut ; je n’eus finalement que trois points de suture et une sacrée engueulade, dont je ne me souviens pas.

Lorsque j’eus terminé de raconter cette anecdote qui date, je pense, de quand j’étais petit, je rentrai de nouveau dans mon texte :


Il y a une grande plaque circulaire qui tourne, mais c’est nous qui l’inventons, n’est-ce pas ?
Le Mouvement est pure invention

Quant au ciel, qui est un manège apportant de l’orage, il ne tourne que parce que l’idée nous plait et nous émeut, nous autres, rigolotes poussières

Quant aux nuages qui passeront, c’est sûr, sur votre existence à vous aussi, il faut les prendre pour ce qu’ils sont
une marque du Temps qui passe à s’amuser


3

Le jeu du feu



Allume quatre bougies, pose-les face à toi et ne fais plus qu’une chose : les fixer.
L’âme et les flammes s’aiment. Ce sont les plus vieilles et meilleures amies du monde. Le feu et l’esprit s’aimantent. Et seuls les pleurs et l’eau en viendraient à bout.
Si le regard se distrait à transformer l’aspect des quatre petites flammes, posées sur la table, il a le pouvoir d’en faire des étoiles et des planètes. Si le regard se fronce, si les cils se plient et clignent, se laissant aller à la séduction, les flammes alors se montrent autres : leurs contours se métamorphosent. De leur cœur partent des rais, des queues de comètes. Et si les yeux jouent à se dire merde l’un à l’autre, les flammes se dédoublent : huit comètes tremblotantes envoient alors des rais de lumière contradictoires. Les uns s’élèvent vers la gauche, les autres bombardent vers la droite. Tout cela vivote, devient flou, redevient net. Les cils, qui s’y mettent, dessinent les cages imaginaires qui enferment tout être. A force de jouer, le feu te montre la taille de tes yeux, la distance infinie qui sépare la paupière, lourde et clignotante, du bas de l’œil trépidant. Entre ces deux horizons naît la chorégraphie de chevelures lumineuses.
Il se peut également que les flammes se jouent autrement des pupilles, titillent l’iris : elles aiment se déguiser en anneaux de Saturne, en soucoupes volantes.
Joue-leur un sale tour toi aussi : ouvre grand les mirettes, rends-les nettes à nouveau, rappelle-leur leur destin de petite flamme de bougie, posées sur une table, là, face à toi, qui a tous les droits et le privilège de décider de tout.

Tue plutôt un marin en y allumant ta cigarette.
Et souviens-toi, à la fin, que dans le feu vivront toujours les salamandres.


4

Le jeu de l’aube



Ma main caresse la lune, mouille légèrement le contour des cratères

La lune, taquine, regarde ailleurs

Ma lèvre parcourt les cirques
La langue lentement se délie, dénoue les amarres

La lune rougit

Elle ressemble à la pêche et ma joue à la pruine
La joue joue

L’aube des choses commencera bientôt à émettre des sons, ma peau d’émettre une lumière
L’ouie perçoit un premier babil
La lune est, comme moi, pleine d’espoir
Nos postérieurs sont, semblables à nos babines, pleins d’ardeur

L’horizon se prépare, les mots se préparent, il fait encore noir

Mais, clairement, on dirait que
la lune me drague

Ses rayons me caressent les fesses, qui roussissent
Ses charmes nocturnes ont en moi l’effet de la levure : je me lève, échaudé, m’élève enfin, passe au dessus de l’horizon, énorme, roux, orange, ocre, ivre

Je jette mes ombres dans l’océan
Jétends ma toile
Je suis le décor, je plane en tous lieux

Personne ne me demande quelles raisons j’ai d’être
Je suis libre, simplement, bêtement, allumé
Je suis, comme ça, baisant l’ordre des choses, ma langue dans la lumière lunaire
Rose
Pendu par un fil ténu dans la froideur glaciale là-haut
Cramant le désir. Brûlant le jour

Seul avec mon amour
l’âme silencieusement fixée sur la Terre

Vers la Terre
rêveur coudes posés, tête inclinée, tout sourire et le regard en l’air
Angelot crayonné

Les mots bien détachés de tout, dans l’espace pincé, épilé

Je jette mon dévolu sur l’océan des minutes


5

Le jeu du pleur



Le choix se porte sur ce qui s’écoule : en nous le goût salé du temps

Chaque être est une salière

Instrument composé de deux vases ovoïdes abouchés verticalement, le vase supérieur étant rempli de sel qui coule doucement dans le vase inférieur

Le pleur mesure le temps
Il convertit le temps en eau salée



C’est un chimiste sadique dont l’unique plaisir est de nous foutre les yeux en face des trous. Il empoigne violemment nos chevelures, notre visage est grimaçant et il nous brûle les tempes     il nous hurle dans les oreilles        et là, tu la sens la mort ?!


6

Le jeu du rire



Le rire, quant à lui, oublie le temps
Il divertit du temps



C’est un jongleur d’une beauté irréelle. Le joker des cartes à jouer, le fou du rire, avec son chapeau tricorne, son costume à carreaux rouges et verts

Ses balles s’élèvent, retombent, repartent, tournoient comme en apesanteur




L’océan contemple, fasciné, l’indicible magie de l’incessant mouvement

Le corps s’émeut, sans rien pouvoir dire, sans pouvoir rien émettre qu’un pleur de rire

Le spectacle est une arlequinade

L’enveloppe alors est une mer d’huile


7

Le jeu de l’eau



Du coït avec les zones glaciaires naissent nos chaudes phrases

Ici où il fait froid
Maintenant où il fera bientôt loin

Dans l’espace intermédiaire où la jouissance commence à refroidir

Parti d’un lac en effusion
le jet s’est échoué
sur la lagune de peau

Parti d’une boule en feu
le temps vient s’échouer
sur la dune, salé

Dans le laps inerte où tout retombe

Le cœur de la lune halète

Les yeux clos, mon cœur récupère

Les draps, repoussés, soupirent, heureux et épuisés
On s’éloigne un peu, chacun séchant de son côté

Dans le lac inepte qu’est la tombe
Le corps, flottant, se laisse aller
L’âme durcie par la trempe brûle sous la sensation des glaçons

La tranquille lueur de l’aube ressemble au crépuscule
Elle prend le sable, la poussière et le sel
qu’elle laisse filer entre ses doigts

Aux phrases, qui ne sont que désir, il ne reste déjà que de vagues souvenirs


8

le jeu des formes


Dans cet espace-ci, on dit qu’il n’existe pas de dimension
Il n’y a rien d’appréhensible

C’est une espèce de trouble qui règne
Un permanent déplacement des formes, mais aussi
une incessante disparition des formes

La couleur et son contraire
Tout en fuite, tout aspiré vers l’immobile

C’est jour de ménage, on essaie de tout ranger : on dit qu’un événement se prépare
mais on sait pertinemment que rien ne se passe d’autre
que l’image d’une folle énergie en marche



Des énergumènes sonnent les trompettes
dans l’enthousiasme et dans les flammes
leur remue-ménage se reflète dans de grands miroirs
et ce qu’on y voit est un silence de marbre

ça se bouscule dans toutes les directions mais ça se bute dans les miroirs

Ici, on est en bout de course, au pied des murs de milliards d’années lumière, là où tous les mots sont croisés, dorés et cendrés par les clairs d’étoile

Alors, ça passe de l’autre côté et ça rencontre des cases qu’on croit avoir déjà vues quelque part, mais rondes

Ça avance encore bien que ce soit impossible

Ici, les rides peuvent commencer à sécher et les chairs à se dissoudre car on se trouve dans la tête de l’enfance

C’est si loin qu’on ne peut pas le dessiner, si chaud qu’on ne peut pas le nommer, si immense que le vide s’y perd à tous les coups

C’est une usine à pondre des images


9

Le jeu du corps



Encore lui
toujours lui
encore le corps
au début de tout
la poule sous laquelle tout couve
à la fin Lui encore qui, ayant coloré tout, clôt tout

Quand on oublie l’Histoire, qu’on croit savoir se retrancher de tout
Quand on évince l’actualité, qu’on croit rêver détaché
Quand on croit pouvoir jouer à la fusée

s’arracher de la croûte
s’extraire de la toile collante
s’extirper du cocon
naître enfin à d’autres choses
rire de tout comme un demeuré
s’adonner à des baises célestes
déjouer des labyrinthes
cibler l’ineffable
affabuler sur l’indicible
jeter la matière grise par les fenêtres
se baigner allègrement dans l’exhalaison des mots qui mijotent, avec leurs petites bulles rigolotes
ôter le réel de ses gonds
sautiller hors du temps

et qu’on croit faire fi de Lui

Se vautrant, insouciant,
comme pour de rire
comme pour du beurre
comme pour de faux
faisant le meuh-meuh
quand il fait froid comme un canard
quand on a faim comme un loup
quand on a peur comme un diable
quand on a mal comme un chien
quand il fait chaud comme un lapin
persuadé d’être libre d’abuser du présent
bien aise de nager dans le ventre sans dimension qu’est
le rêve


Quand dur comme fer, léger comme l’air
on croit que rien n’est vraiment vrai

dans cet instant où tout est en présence de tout
le rêve n’est que de la matière
et l’Homme un atome dans le grand rêve


Il n’y a que lui qui
toujours lui qui
encore lui qui
du début à la fin de tout qui, sublimant tout,
clôt tout,

Lui,
le corps en forme de rêve qu’est l’univers.




















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