Stéphane Appourchaux
À qui la faute
Mon
chat c’est un bouffard, il pense qu’a dormir, ronrrronner, rentrer, sortir,
mioler et toujours quémandé ces croquette . a la fin même si je l’aime beaucoup
il termine par agasser, je lui dis comme sa : t’as qu’a aller au turbin
toi même t’aura ta gammelle, bouffard. La prochaine fois j’en prend plus elle
repete ma mère tout le temps, j’préfére les chiens. Pis un chat c pas fait pour
être frapé ma petite sœur elle le rtourne tout l’temps elle lui fait des
misères alors ma mère elle lui cri dessus j’en ai marre de l’ambience pourri a
la maison. Fo dire ma sœur, Adèle, son truc c de crié car elle veut etre
chanteuse, comme l’autre qui s’appelle comme elle. Je vais plus jamais dans sa
chambre rose, a chaque fois si c pour entendre les tubes des gueulardes qu’elle
met en boucle a fond je supporte pas. Quand elle est né déjà elle s’arrêté plus
de gueuler, mon pere il était persuadé qui avait un problème et la psychiatre
pour enfant aussi mais ma mère elle voulait pas l’entendre ; ma mère je
crois en voulait un peu à mon pére parce que Adèle c pas le prénom qu’elle
aurait choisie, elle voulait l’appeler Céline (mais là mon pére ne voulait pas
à cause d’un écrivain nasi), ou Lara (mais mon père heureusement il a réagi que
notre nom de famille c Deschamps, alors…), ou alors Whitney mais persone à la
maison savait comment ça s’écrivait et pis whitney deschamps ça sonnait pas
vraiment. Alors moi j’ai dit Adèle et là ils se sont regardé… je me souviens parce
qu’on me l’a raconté – j’ai 8 ans bientot 9- que mon père a expliqué qu’il
fallait m’écouté et qu’après tout pourquoi se serait les parents qui choisissent
alors qu’y a aussi les autre enfants dans la famille que c important de les
prendre en conte. Pour une fois ils ont été un peu daccord, Adèle Deschamps c
beau, simple et ça fait bien française, elle aura pas trop de problème pour les
travails. Elle est drole Adèle quand même et gentille y’a que le chat elle en
avait peur toute petite et le chat aussi il la supportait pas alors entre eux
ça jamais été le grant amour. Des fois sa va encore le chat il vient dormir sur
le canapé et il se cale toucontre nous et même sur Adèle pendant qu’elle fait
ses déssins mais au bout dun moment elle sans rend comte qu’il est là tout pré
et là d’un coup elle lui fourre un coup de feutre dans l’oréille et le chat,
putain, il fait un bon de fou ; moi sam’ fait rire mais ma mére pas trop.
C vrai pourquoi y’a toujour des cris dans cet baraque ? moi j’aime pluto
être calme, faire des grants puzzle, écrire des poesies, regarder les animaux a
la télé, joué avec les miens qui sont en plastic, les films de voyage et d’afrique.
Y’a pas mieux que quant je suis tout seul dans ma chambre ; j’ouvre la
fen^tre j’écoute les oisaux voler, je regarde a la loupe les insectes comme les
fourmi à la queue le le, les pince-oreille, les mouches quand elle se montent
dessus ; ce que je préfére le mieux c quant je trouve dans le champ une
salamandre dorée mais y’en a de moinz en moins je sais pas pourquoi, comme les
doriforts on n’en voit plus tro. Les salamandres j’ai lu dans un livre que dans
« l’antiquité grecque » ça voulait dire que c’était une bête qui
habitait dans le feu et c vrai que moi j’ai toujour trouvé qu’elle me faisait
pensé aux feux avec ses taches oranges jaunes et ça façon de bougé vite en
restant imobile. Les oisaux c fou comment ça vole je suis sur que je devais
être un oisau dans mes autres vies parce que je rêve trop souvent que je vole
et ça je comprend pas pourquoi j’y arrive pas le jour alors que c si facile la
nuit ; ou alors je devais etre un hibou, une chouette, un truc de la nuit
comme les chauve souries. Parfois je reste debout pendant tout la nuit parce
que j’espère que je vais pouvoir voir un hibou c mon rêve, ça… du coup c dur de
se reveillé le matin pour l’école mais bon je raconte que j’ai été un peu
malade et que c pas ma phote.
Je m’appelle
Alex Deschamps, j’ai 50 ans. Je suis né au nord de la Loire, dans la France
profonde, j’y ai grandi dans une famille simple, modeste, normale. Mon père est
mort à l’âge de 50 ans, j’en avais 24, Adèle 19, maman 50. C’était en 2015. J’étais
alors en fin d’études de Fac de Sciences. Zootechnie, c’était ma spécialité. Je
voulais commencer par travailler dans les zoos. J’ignore encore si, au
pluriel, on met un « s » au
mot zoo. Il me faut toujours vérifier dans un dictionnaire.
Quand
mon père est mort, ce premier avril-là, ce fut la sévère dégringolade pour tout
le monde et personne (nous, la famille proche tout comme les amis, les
collègues, les voisins…) ne s’en est au fond vraiment remis car mon père c’était
vraiment quelqu’un, aimé de tous, calme, respectueux, respirant l’intelligence,
qui s’était toujours coupé en quatre pour ses enfants. Il aimait sans doute profondément
sa femme, malgré d’apparentes relations glaciales, une certaine tendance à
réprimer son côté tendre, à exprimer ses sentiments. Une évidente tendance
dépressive, cause qu’il avait trop lu dans sa vie ; sans doute trop
intelligent, trop sensible, trop idéaliste. Et il n’en pouvait surtout plus de
cette époque où souhaits de bonne année rimaient avec anniversaire des
massacres des innocents à Paris, où les bombes et les humains sautaient de
partout sur la planète, où le trafic d’armes était plus fou et international que
jamais, où les prétendues politiques étaient menées sous le joug féroce du
monde financier et dans une hypocrisie généralisée, grimpante. Une époque de
mépris total de la grandeur humaine et de la beauté des civilisations. Mais les
raisons véritables de son suicide me restent inconnues.
Brutal
fut le choc de son suicide car à l’évidence il nous aimait, s’occupait de nous,
peut-être trop à s’oublier lui-même, quoique de nature plutôt souriante. Il ne
travaillait plus depuis plus de cinq ans mais tant bien que mal il réussissait
(maman faisant aussi des ménages) à joindre les deux bouts.
Suite
à de longues années de pleurs, d’incompréhension où tout me semblait fou,
ingérable et pesant à la fin, un anticyclone de silence, avec le départ
d’Adèle en 2018, s’est durablement
installé à la maison, que maman habitait désormais seule.
Les
études je lui dois de les avoir menées, de 19 à 24 ans. Il m’y a toujours
incité, papa. Comme s’il avait attendu la fin de mon parcours universitaire
pour quitter ce monde… Sans lui et son désir tenace de me voir réussir à
« être quelqu’un », suite à une scolarité minable en primaire pour
cause d’immaturité flagrante, je serais resté cancre et débile mental. Les
années collège m’ont lentement mis sur le chemin de l’aptitude, de l’intérêt
pour les autres et particulièrement pour la Nature, qu’on voyait dépérir au fil
des ans et de laquelle je me sentais si proche. À partir de 17 ans je devins
même l’étudiant modèle, heureux d’apprendre, passionné par de nombreux
domaines : la cosmologie, l’anatomie, les mathématiques, l’histoire des
religions, la littérature, les documentaires, les langues et par dessous tout
les animaux, les phénomènes de migration, de reproduction des espèces, le soin
animal, l’élevage, les menaces de disparition. Mes études à Paris ont été
passionnantes, plutôt réussies, menées assidument bien que troublées dès la
première année par une découverte enivrée de la sensualité et de la sexualité.
Mes instincts parlaient d’eux mêmes, je me mis à chasser, à tester, à roder
tard la nuit, avide d’expériences, tous sexes confondus. La bisexualité était à
la mode, le porno banalisé et les occasions de consommer si nombreuses. Mais ma
passion pour mes études scientifiques et « l’histoire naturelle » ne
s’éteignirent pas pour autant. J’étais à tous égards en plein dedans. La
constitution corporelle, le cinétisme, l’aérodynamisme des êtres vivants, la
quadrupédie, la bipédie, l’instinct de survie et de reproduction me
fascinaient. J’étais gourmand de connaissances.
J’ai
récemment retrouvé quelques affaires personnelles que ma mère m’a
rendues : des jouets, des dossiers, mon premier téléphone portable, des
bulletins de classe de collège qui me rappellent ma timide et lente évolution
vers le stade civilisé (« manque de concentration »,
« rêveur », « peut largement mieux faire », « trop
juste », « des capacités », « trop de fautes
d’orthographe », « s’applique, fait des progrès », « nets
progrès cette année », « moyen », « élève curieux à tous
points de vue », « encouragements »…), des dessins d’animaux
imaginaires, de rosaces faites au compas, d’équations foireuses, des poèmes naïfs
truffés d’images insensées, un journal intime sur disquette, des écrits divers
tout tordus, barbouillés, illisibles, des boites de puzzle à n’en plus
finir ; ma mère avait tout gardé et ne voulant plus stocker, elle
m’appelle et me dit : Alex, viens me voir, il faut que je te parle et t’en
profiteras enfin pour débarrasser la chambre et rembarquer tes fouffes… c’est plein de fautes d’orthographes mais
bon... Et la grange, il faudrait peut-être … que tu regardes à la grange.
Illico
, je viens la voir.
Elle
n’avait pas parlé de « la grange » depuis des lustres.
Depuis
la mort de papa, non qu’elle soit devenue à proprement parler folle mais on
peut sereinement, sans la déprécier ou la juger, reconnaître que ma mère n’a
pas rebondi, s’est refugiée longtemps
dans un déni de l’histoire. Là où le silence a longtemps régné et où la
dépression aurait pu à jamais s’installer, surtout suite au départ d’Adèle en
2018, c’est une toute autre forme pathologique qui est apparue vers la
soixantaine; comment la définir… ? Elle n’a jamais été suivie, refusant de
payer des bonimenteurs psy payés à rien foutre pour écouter la misère mais
certes pas la soigner. D’elle à moi, un point d’accord.
Disons
que ce fut comme une logorrhée soudaine, une incontrôlable tendance moulin à parole, une euphorie sortie de
nulle part du jour au lendemain, comme un robinet qui surgit d’un coup, en lieu
et place du troisième oeil : sans doute l’incapacité à souffrir davantage
le silence –ce qui au début me réjouit. Elle reparlait enfin… Les mots tus trop
longtemps se mirent à dégueuler.
Subitement,
ce furent des centaines de questions posées, répétées, souvent insignifiantes puis
toujours quelque chose à faire remarquer sur tout et rien, sans qu’on sache
s’il fallait répondre ou laisser couler. Un flot déroutant, délirant.
Puis,
là encore du jour au lendemain, une neuve mais sincère attention portée aux autres,
tous les autres, trop les autres. Irrationnelle. Elle se mit à sortir,
s’inscrire à un tas d’activités, reprendre le goût de faire. N’avait plus aucun
temps libre.
J’ai
rarement vu une femme devenir en quelques mois aussi sociable et intégrée,
aussi entourée, aussi amène, quasi une sainte.
Aujourd’hui, et depuis une dizaine d’années, elle est fort appréciée de
son entourage alors que, quinquagénaire, elle vécut invisible et recluse,
sauvage. Certains la croyaient également morte.
C’était
alors – je venais la visiter le plus régulièrement possible mais de façon de
plus en plus espacée faute d’échanges possibles et rongé que j’étais par le
sentiment d’impuissance- une femme blême, livide, scotchée au poste de radio et
à sa musique classique, sous médocs, jument assommée, paresseuse sur sa
branche, une jeune vieille au bois dormant. De son regard transperçait un
paysage lacustre étrange, on entendait vibrer en elle une musique freinée,
sombre, ses mouvements étaient au ralenti, parfois elle dansait des sortes de
chorégraphies aquatiques; elle me faisait penser aux hippocampes, aux poulpes,
aux raies Manta…
Comme
si les autres ne lui disaient rien, elle flottait dans une bulle d’existence
grise, floue, détachée, vivant et évoluant dans sa maison en pointillé, faisant
peu de bruit, à l’économie d’énergie, égrainant les jours de d’une respiration paradoxalement
douce et atrocement altérée. Oui, elle était passée sous la ligne de
flottaison, seiche solitaire.
Au
point qu’il arrivait parfois qu’elle ne se souvenait pas des gens du monde
terrestre, jusqu’à ma propre existence ou celle d’Adèle (qui ne donnait plus de
nouvelles déjà depuis deux ans). A trois reprises, subrepticement, elle me
vouvoya même. « Voulez-vous du café ? » puis, me tournant le dos
aussitôt à la manière des poissons qui s’échappent, vite me préparait un café.
Elle semblait recevoir, de-ci de-là, des décharges électriques.
Ce
fut une période affreuse, impossible, stérile.
Tu
voulais me voir, maman, tu as des choses à me dire, quelque chose à me demander
?
Alors,
du silence pesant et lourd – nous sommes au nord de la Loire, il fait gris,
c’est l’automne je bois mon café seul et ne sais plus trop quoi lui raconter-
jaillissaient quelques torrents de paroles noyées. Toujours de dos, elle
répondit :
Oui,
Le café c’est très mauvais pour ta santé chéri et je n’ai pas dormi cette
semaine. Je dois faire la piqûre, non ? Je suis vieille, non ? ça me
fait quel âge ? Pourquoi pleut-il toujours autant ? Les
musulmans ont commencé le ramdam, non ? (le ramadan, maman, pas le
ramdam). Hier, j’ai soupé trois fois, je n’en peux plus.
Puis,
se retournant :
Que
c’est beau le classique, non ? C’est plus beau que les attentats. Oui, je
voulais te dire, chéri… le chat a fugué, je le sens, peux-tu m’aider à le
retrouver ? (Quel chat, maman ?) Je travaille dur, tu sais, la marée
noire cette année est tellement horrible et j’y retourne demain à la première
heure. Mes tabliers sont tout usés j’en voudrais de neufs, bleus, peux-tu m’en
apporter la prochaine fois ?
Une
légère éclaircie dans le ciel, orageux.
Tu
voulais me parler, maman ? Sérieusement…
Tu
veux que je m’occupe de la grange, c’est ça ?
Mais
aussitôt, le retour des rivières gelées, d’un temps taciturne, d’un sol enneigé.
Où chaque pas craque. Où des corps, au moment de nager, se cristallisent, pris
au piège dans la glace. Où des nuages blancs, de plomb, semblent mimer du Satie.
Seule la musique classique résonne, trouble, rompt, semble consoler. Silence
radio.
Vous
voulez un autre petit café, peut-être, avant de reprendre la route?
Évidemment,
heureusement, cela a bien changé depuis.
Impossible
aujourd’hui, dans sa ville, de traverser le quartier sans s’arrêter tous les
dix mètres. Foule de personnes qui la saluent, à qui elle pose ses listes de
questions toutes prêtes : alors les enfants, comment ça va ; et ce
travail comment ça se passe, as-tu vu Georges cette semaine je m’inquiète car
je ne l’ai pas croisé au marché mercredi, viendras-tu randonner dimanche,
Maurice ; alors, que penses-tu de la situation Jean, c’est grave, non ?
pourquoi n’ai-je pas pensé à t’appeler je ne savais pas que tu étais si malade,
tu seras là cet été que fais-tu de tes vacances, est-ce qu’Olivier a toujours
sa petite donzelle ce qu’elle est adorable et mignonne cette petite, est-ce que
le boucher fermera à la rentrée finalement ou pas, est-ce que tu veux des sacs
de vêtements, est-ce que tu as revendu la voiture, est-ce que tu as vu l’état
lamentable de la plage cette fois-ci, on ne s’en sort pas, est-ce que tu participes
au loto dimanche, est-ce que les travaux de voirie seront finis avant les fêtes
…
Alors,
la traverser, la ville, quand je suis là (ce qui au fil des ans devient moins
rare, avec Armand), c’est promesse d’une promenade interminable où elle me présente
à tous ces gens dont je suis censé me souvenir : mais si, c’est le beau
frère de ta petite cousine voyons… désolé Francine, il ne se souvient pas de
toi alors que bon c’est pas faute d’avoir été chez toi quand il était petit…
mais si, Monsieur Mazet, celui de la petite maison à l’entrée de Saint-Maxime,
Alex tu ne reconnais donc pas Geneviève… ?
Dis
comme ça, aucun problème majeur à signaler, si ce n’est qu’elle redemande les
mêmes choses le lendemain aux mêmes personnes, qu’elle mélange toutes les réponses,
confond les noms et parfois les personnes (ce n’était pas Geneviève, c’était
Françoise !), met certains dans des situations très délicates en
fournissant des informations indésirables aux mauvaises personnes.
Seulement
voilà, personne ne peut rien lui reprocher car –depuis l’ouverture du robinet-,
elle s’est beaucoup investie dans la vie de la ville, s’est rendue
indispensable par sa grande disponibilité, ses multiples talents
d’organisatrice et de préparatrice de fêtes ou d’actions caritatives (lotos,
secours pop, téléthon, grand nettoyage des côtes lors des marées noires -devenues
de plus en plus fréquentes en mer du nord…). Tout le monde semble bien l’aimer toute
« bizarre et envahissante » soit-elle car, ici, on connaît bien sans
s’octroyer le droit de l’aborder l’histoire malheureuse et fort triste de son
mari suicidé dans la grange, de la disparition soudaine de sa fille Adèle et de
son drogué de fils Alex.
De tout
cela, elle ne parle jamais et reste sourde aux ponctuelles évocations des voisines.
Je
n’ai revu Adèle qu’une seule fois depuis son départ aux Etats-Unis à 22
ans ; c’était peut-être légitime mais ce fut un autre coup très dur pour
ma mère, trois ans seulement après le décès de papa. Elle est partie sans
prévenir, juste en laissant un mot : « je pars aux Amériques,
rêver ». Je lui en ai longtemps voulu. Non de son départ mais de son
silence tant d’années durant. Je compris plus tard qu’elle avait davantage fui
la présence d’un père parti que la présence d’une mère demeurée.
Elle
avait donc toujours 5 ans de moins que moi lorsque nous nous sommes revus en
2031, pour mes 40 ans. Une belle fête mémorable passée à Paris dans mon grand appartement
de la rue de Saint-Cloud. Adèle s’y était amusée comme une folle, avait séduit
toute l’assemblée, avait poussé la chansonnette, un sarah Vaughan fort émouvant.
Ma compagne, Julie, avait également été sous le charme et tout cela m’avait
grandement réjoui. Adèle était devenue une femme magnifique, rayonnante, avec
ce côté sombre qui la rendait fatale. C’était un cœur. Elle avait fini dans un
lit avec deux de mes collègues du zoo, Laurence et Véronique. Bien amusées,
apparemment.
Nous
avions beaucoup échangé. Elle m’avait alors fait part de sa difficulté à
rencontrer LA femme de sa vie, de son incapacité aussi à revoir notre mère avec
laquelle elle n’avait cessé de se battre, impuissante elle aussi, suite au
décès. Elle me raconta sa vie américaine, son implication environnementale, sa
vie en communauté, sa participation à une chorale de lesbiennes, ses
expériences chamaniques et sexuelles; nous avions beaucoup ri. Mais
n’avions, une fois de plus, pas réussi à parler de papa. Au moment de partir,
je réussis à lui faire promettre de passer voir notre mère avant de retourner
aux Etats-Unis. Le temps comptait, non ?
Mais
elle ne tint pas sa promesse.
Maman
a 70 ans cette année, j’apprécierais tellement cette fois qu’Adèle fasse
l’effort de venir à la fête prévue par les copines du bled. Mais pour le
moment, pas de réponse. Elle semble bien heureuse là-bas.
Ses
rares apparitions se font sur le réseau 3D, on l’y voit courir à cheval, de
loin, accompagnée de cette nana dont elle est folle, qu’elle a épousée en 2036,
une belle blonde un peu obèse, il semble qu’elles vivent dans la banlieue de
San Francisco, sur un grand terrain vague dans un mobile home très spacieux…
des installations « artistiques » jonchent leur terrain :
armatures en fer forgé, bancs de trois mètres de haut, insectes gigantesques,
tourniquets réaménagés en poulailler, pneus montés en mobiles… Une immense structure circulaire en bois
flotté et matos de récup’ « éco-responsable », est là pour accueillir
des fêtes sonores psyché et des symposiums culturels alternatifs. Elles élèvent
des chevaux. Elle m’envoie parfois un court hologramme destiné à me donner un
petit goût de là-bas et un concentré de news. Je crois comprendre aux dernières
que sa femme a un casier judiciaire et ne pourra pas sortir du pays.
Je
suis triste qu’elle n’ait jamais songé à m’inviter.
Mon
fils… mon lapin, mon grand fou, mon adorable chaton, s’appelle Armand. Sa mère,
Julie, voulait un prénom ancien genre Théodore ou Alphonse… Je m’y suis décidé fort
tard à lui faire un enfant. J’avais 43 ans, Julie 40. J’en étais incapable
avant. Il n’a que 7 ans, je l’ai tous les quinze jours. Julie et moi nous
entendons à merveille mais ne sommes plus amoureux ; à qui la faute ?
Le temps…
Je
crois bien que c’est que cette année là, 2034, que maman a « rouvert le
robinet » quelques mois après la naissance d’Armand. Cela lui a procuré un
retour de joie. Un déclic salvateur.
Elle
le couvre de cadeaux, sans cesse. Vêtements chipés en douce au secours pop,
crayons de couleurs, jouets improbables, cartouches d’encre, des objets
bizarres, inutiles, des livres éducatifs pas du tout de son âge, du siècle
dernier ou loin de ses centres d’intérêt (L’Amocco Cadiz en images, la
Révolution française, la cuisine indienne, Le Roman de la rose, Le vieil homme
et la mer…), des gants des pullovers des écharpes tricotés. Elle réclame de le
voir au moins une fois par mois mais ce n’est clairement pas possible ;
Julie a fait bien des efforts au début, mais aujourd’hui ne la supporte plus. Trop
de mal avec « elle ». Et puis officiellement nous ne sommes plus
ensemble.
C’est
donc lors de mes gardes que je lui rends parfois visite en tentant, quand c’est
possible, de rester dormir une nuit ; à la maison rien n’a vraiment
changé. Ma chambre d’ado est quasi telle quelle, avec mon lit, mon secrétaire,
mes boites de puzzle, mes tas de cassettes enregistrées, mes livres, mes
livres, mes livres, mes revues rock, mes cartons de choses enfantines, quelques
fringues encore, mes moutons, mes girafes, mes phasmes, mes mantes, mes
éléphants, mes léopards, mes
mufles … en plastique.
Je
suis ébahi de voir à quel point Armand discute, commente, interroge ; là
où j’étais si taciturne et solitaire à son âge. J’ai repeint les murs, remis un
peu d’ordre, jeté mes revues et quelques livres, conservant ceux qui
intéresseraient sans doute bientôt mon fils. Armand y passe tout son temps,
c’est un enfant bigrement joyeux, beau, dynamique, intéressant, curieux,
imaginatif, - intelligent comme son grand-père a réussi à murmurer
ma mère, un soir avant d’aller dormir.
Il
faut dire que les écoles primaires d’aujourd’hui favorisent un éveil précoce, présentent
parfois une grande qualité d’ouverture au monde, d’échanges à tout-va,
composées qu’elles sont d’enfants de toutes origines, fondées qu’elles sont sur
une pédagogie alternative. J’aime beaucoup le maître d’école, sa bonhommie, son
allure, son sourire, sa sévérité respectueuse et cette salle de classe chamarrée,
circulaire, baroque mais parfaitement organisée. Place y est faite pour les
dessins d’enfants, les cartographies, le tableau numérique et la platine vinyle
et surtout le coin -à cheval sur l’intérieur et l’extérieur de la classe- des
animaux : un lapin nain, un cochon d’inde, deux poules, un poulain, un
élevage de vers à soie. C’est ce qui nous a décidé à y mettre Armand, qui rêve
d’y introduire un élevage de salamandres.
J’ai
quitté Paris il y a bien longtemps, j’avais peut-être flairé ce qui allait se
passer. Ici, c’est une petite bourgade tranquille, heureuse et très animée. La
grande cour d’école a vue sur les montagnes. Pas mal de commerces,
d’associations, de lieux de vie, les rues le soir sont vivantes, le cinéma très
fréquenté, la place publique et l’allée de grands platanes investies par divers
projets tout au long de l’année, les séniors s’épanouissent, les jeunes ne se
font visiblement pas chier, comme de mon temps. Les loyers y sont abordables,
les maisons y ont du cachet, la vie politique et citoyenne, depuis plus de
vingt ans, s’est organisée sur la prise de parole, le partage des savoirs, la
responsabilité écologique. Qui aurait pu croire à l’époque de papa que la
France serait un pays paisible dans les années 2040 ?
A
l’entrée haute de la ville, trône, dans son architecture délirante, la
« Station Gare » qui emploie beaucoup de gens. Innovant, ce complexe
simple et efficace propose covoiturages, bus électriques, navettes
personnalisées, rames ferroviaires et est envié aujourd’hui par beaucoup de
villes de France; le chantier national des 100 stations gare éco, lancé en 2032
va enfin être inauguré d’ici à la fin de l’année. Chacun y propose ses créneaux,
toutes les destinations sont possibles, le trafic est organisé bien en amont et
régulé en direct, chacun y laisse son véhicule, nous sommes enfin passés à l’Action.
Il est évidemment désormais interdit d’être seul au volant d’un véhicule. Et
les anciennes voitures pétrole ont littéralement disparu. Nous ne sommes qu’à
45 minutes de la mégapole marseillaise qui compte à ce jour (chiffres de
décembre 2040) 13 millions d’habitants. Pourtant, on y respire à nouveau tout
en fait convenablement. Le trafic routier à l’entrée de Marseille demeure dense
à certaines heures mais les voies électriques, les tramways, la ligne
ferroviaire interrégionale doublée et les Postes-Gare ont peu à peu investi le
paysage. L’affût massif de populations des années 20 à 25 qui a totalement
bouleversé la démographie française (retour vers le campagnes et les côtes
maritimes, exil de la région parisienne de plus de 60% des habitants) a vu
Marseille devenir le lieu de toutes les convergences au début des années 30.
Je n’ai
jamais réussi à me départir de l’autre époque et me souviens bien, avec combien
de douleur, de ces années 2010-2020. Tout y semblait désespérant et après
l’événement de 2015, je luttais régulièrement contre des envies suicidaires.
Une lutte proche la folie. Tout me retenait apparemment en vie (mon premier
boulot au zoo, mes jobs dans les clubs parisiens, ma mère à accompagner, mes
nombreuses aventures amoureuses ou sexuelles, quelques amis proches, l’envie de
revoir ma sœur, la brutale disparition de papa qui me commandait de résister…)
mais il y avait au fond l’indomptable, récurrent et douloureux sentiment d’irréparable,
d’inconsolable, d’un grand trop tard gravé
en mon cœur, et aussi généralisé.
J’avais
suivi les études à Paris, lieu de tous les possibles et de toutes les peurs en
ces années de Terreur. C’était la débâcle, une débauche généralisée, une
jeunesse perdue, sans travail, désabusée, incapable de s’inventer et de se
libérer des affres de la consommation, sonnée aussi par la peur ambiante; au
final salement droguée. Tous les potes et potesses se défonçaient, dès le
vendredi soir arrivé. C’était la norme. Que ce soit dans la capitale ou en
province, parfois à Berlin ou Budapest, je me mis à attendre frénétiquement les
week-ends.
Du
jour au lendemain, fin 2016, par un beau samedi soir de pleine lune, je tombai.
J’étais à Budapest pour une semaine.
C’était
l’époque des « legal hights », ces drogues chimiques dévastatrices
dites légales car échappant aux contrôles des douanes, consommées à outrance en
Europe et aux States, produites essentiellement en Chine à grandeur
industrielle mais aussi dans des labos clandestins en Europe. Nous les
trouvions sans peine sur le net, nous souciant bien peu d’en connaître la
composition, du moment que ça nous déchirait.
Les
trafiquants et producteurs réussissaient à échapper à l’interdiction en
modifiant constamment les molécules composant la drogue. Ce n’était pas notre
affaire, nous avions grandi en consommateur, c’était ancré dans nos façons de
nous comporter, d’une façon totalement inconsciente et assumée. L’aquoibonisme
était notre crédo, notre quotidien, comme d’autres furent soixante-huitards.
Pour nous, c’était l’envolée directe, l’accès à l’euphorie à la carte. Montées,
transes, jouissance, sexe en groupe, alcool en libre accès, insouciance, danse
et nudité. Le bonheur à l ‘état pute.
Qu’avions-nous
à faire des problèmes de l’Europe qui se mettaient à reconstruire les
frontières et surtout qu’y pouvions-nous ? La Hongrie, suite à la Macédoine, venait de
décider de remonter un mur enceinte de 4 mètres de hauteur pour empêcher le
flot incessant des migrants. Nous étions les héritiers d’un monde dévasté et au
fond nous en voulions grandement à nos grands parents et parents, aux
dirigeants, aux responsables politiques
si mal nommés. Les « adultes », c’était essentiellement à nos yeux, un
amas de gens pourris, démoralisants, fades, incultes, ravagés par l’appât du
gain et l’individualisme barbare. Papa excepté.
L’Europe…
éclaterait imminemment de partout. Nous nous préparions au retour d’une
idéologie fascisante dans une certaine indifférence. Le doux et nécessaire rêve
européen d’après guerre (mais nous, que savions-nous de cette guerre du siècle
passé à part qu’elle servit à bombarder des villes, décima les juifs et
atomisa le sol japonais etc …?) s’était lentement laissé gangréné par la
financiarisation. La crise financière était consumée, le bordel ingérable
généralisé, les bourses s’effondreraient bientôt et moi j’avais avec les amis l’irrépressible
envie de me défoncer. Ce que je fis allègrement et sans relâche véritable de
2016 à 2020. Mon état n’était rien au regard de la situation critique mondiale
mais lui était comparable en ceci qu’inconsciemment était en jeu un double
processus individuel et collectif d’euphorie et d’autodestruction, qui gagnait
nos corps comme tous les États. Nous sentions que quelque chose montait, et nous laissions emporter. Quelque
chose d’imparable qui semblait concerner la Nature elle même, en proie à
d’effroyables crises d’épilepsie. Océans en furie, séismes mensuels, cieux
déchirés, terres asséchées et pôles enfiévrés. Cela alla grandissant en 2019,
2020 et 2021. Personne ne se doutait de ce qui allait se passer en 2022.
Ma
mère mit, elle, longtemps à se rendre compte de mon état car bien que venant
régulièrement la voir depuis le départ d’Adèle en 18, je vivais à Paris où je
gagnais tant bien que mal ma vie en bossant dans des associations animalières,
dans des pubs et clubs de nuit. Et quand elle feignit de comprendre que quelque
chose ne tournait pas rond et me questionna un peu… je réussis à m’esquiver et
à la rassurer un peu tout en reconnaissant que je supportais mal le suicide de
papa et que c’était dur pour moi aussi. Tout cela m’épuisait. Elle vit bien que
je souffrais mais ne réussit pas réellement à réagir, ne sut pas ce qu’elle
pouvait ou devait faire et ne fit rien à part dire : tant que ne te
drogues pas.
Je
la voyais anesthésiée, détruite en son tréfonds et imaginais mal de lui
infliger la vision de ma décadence, ignorant alors moi-même à quel point elle
allait murir en une lente et douloureuse chute.
Fort
heureusement assistée par quelques proches et ses frères, chacun percevait pourtant
bien qu’elle refusait de toutes façons tout en bloc et qu’on ne pouvait pas
grand chose pour elle. Elle se maintenait.
Au
début de ma période drogue, Adèle habitait encore là-haut avec cette mère
morose parfois excentrique, s’occupait des affaires de la maison, des courses,
des paperasses… se prenait tout dans la gueule, et, pendant ce temps perdait un
temps précieux à ne savoir que devenir, à n’entreprendre aucunes études, à
n’avoir pas de projet concret ni de bagage sérieux, artiste dans l’âme qu’elle
était. Je ne m’attardais jamais bien longtemps dans cette ambiance de crypte où
je sentais qu’Adèle suffoquait à sa manière.
Jusqu’au
jour où, épuisée à son tour, elle prit sa décision, tiraillée mais irrévocablement,
de partir « rêver ».
Le phénomène des NPS avait été symptomatique
et marqua un tournant fort à la fin des années 10. Le nombre de décès dus aux
« legal hights » fut si important entre 2015 et 2020 (estimé à plus
d’un million de morts en occident) que la législation parvint finalement à
interdire les produits NPS quelle qu’en soit la composition, une fois simplement
avérée l’identification des produits en tant que psychotropes ouvertement
commercialisés, oeuvrant manifestement à une altération des consciences. Ce qui
au début était un phénomène connu des scientifiques, des milieux festifs (de
Manchester à L.A., de Paris à Ibiza...) et des nombreuses familles touchées par
la perte de leurs enfants, devint peu à peu –parce que phénomène massif et
incontrôlable- un scandale international. Tous les pays soupçonnés d’abriter des
laboratoires (du grand groupe industriel aux petits labos clandestins) furent
sommés d’agir et de mener une action en urgence, sous peine de sanctions
économiques. La France comprise et plusieurs pays européens. Alors, aussi
brutalement que cela était apparu dès 2007-2008, la production diminua à
partir de 2019 et devint nulle en 21; on n’en trouvait quasiment plus en vente
libre sur la toile (tous les sites où s’en procurer avaient été bloqués par la
Cour Internationale des Droits de l’Homme et la Chine avait fini par prendre
des mesures) ou uniquement à des prix inabordables dans les réseaux mafieux et
dans les quelques rares grosses boites de nuits devenues quasi impénétrables. Les
producteurs de ces Nouveaux Produits de Synthèse, comprenant que le jeu
devenait trop dangereux, et ayant sans doute amassé suffisamment pour le
restant de leurs jours disparurent tout bonnement -impunis, introuvables,
intouchables, cachés quelque part à Hong-Kong, Pékin, à Delhi ou Bali ou
quelque part dans la Nature,
qui
elle, agonisait.
2016-2020
furent des années noires dont je ne pensais personnellement pas pouvoir sortir.
Il me fallut passer par ces quatre petites années d’éclate totale, aveuglé et
euphorique que j’étais, parsemées de périodes d’effroyable paranoïa et de
descentes aux enfers pour prendre réellement conscience de l’addiction et de mes
mécanismes morbides, quand commencèrent à disparaître de nos groupes
« d’amis » certains visages que nous connaissions bien. D’abord
anodin, le phénomène s’amplifia et sentant que le groupe s’effritait et partait
en couille, parfois dans d’étranges circonstances
(situations délirantes, effusions de coups, bagarres incompréhensibles, comas
ponctuels), nous nous mîmes à discuter,
confronter nos informations sur les produits et les disparitions des potes et
baissâmes inconsciemment et progressivement notre consommation. La réalité nous
rejoignit très vite en apprenant la mort d’un puis de deux amis… puis de
dizaines de connaissances. Nous venions brutalement d’ouvrir les yeux et
devions parallèlement faire face à d’atroces moments de manque.
Quatre
ans pour retrouver un visage humain, quand j’y repense, c’est dingue…
Nous
entrions dans l’ère d’une grande crise morale internationale, que le
déchainement de la Nature accompagna et propulsa à son climax en 2022 …
A SUIVRE….
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